Les récents changements apportés à WhatsApp et le rachat de la start-up Kustomer ont rappelé que la plateforme voulait développer de nouvelles sources de revenus, à côté de la publicité.
Le récent scandale occasionné par le changement dans les conditions générales d'utilisation (CGU) de WhatsApp a permis de rappeler une évidence : Facebook a mauvaise presse dès lors que le sujet de la privacy est amené sur la table. Mais il a également eu le mérite de mettre en lumière la nouvelle marotte de la firme de Palo Alto : créer des synergies entre ses services de messagerie instantanée, qui sont plébiscité par les marques pour faire de la relation client, et son activité publicitaire. Le seul changement des CGU de WhatsApp concernait en effet l'envoi de messages aux entreprises. Le contenu de ces échanges, ainsi que les transactions auxquelles ils permettent d'aboutir, pourront désormais être utilisés pour affiner le ciblage des publicités sur Facebook ou Instagram. Un changement pas si anodin alors qu'ils sont, selon WhatsApp, près de 175 millions d'utilisateurs à envoyer chaque jour des messages à un compte entreprise.
Le service de messagerie instantanée, racheté 19 milliards de dollars en 2014, est devenu, depuis le lancement de WhatsApp Business il y a trois ans, la nouvelle tête de gondole de Facebook lorsqu'il s'agit de parler stratégie client aux marques. Et son ambition fait tâche d'huile puisque Facebook a annoncé, en octobre dernier, l'introduction de nouvelles fonctionnalités CRM au sein de son autre pépite, Instagram. A la clé, une solution d'automatisation des réponses apportées par marques aux requêtes de leurs utilisateurs. Adidas, H&M, Michael Kors et Sephora, membres de la beta, se sont laissés séduire. Parmi les solutions connectées à cette beta, on retrouve Kustomer, une solution CRM prisée des TPE et PME aux Etats-Unis… dont Facebook a annoncé l'acquisition en fin d'année pour 1 milliard de dollars. Le profil de Kustomer, une plateforme CRM en mode SaaS, tranche avec celui des sociétés que le groupe a l'habitude d'acheter, plutôt des applications sociales complémentaires de Facebook ou des services permettant d'optimiser les fonctionnalités proposées par le réseau social…
Ce changement de stratégie n'est pour autant pas surprenant. Si son principal rival, Google, tire une majorité de ses revenus de la publicité, il a déjà bien diversifié son chiffre d'affaires. Ce n'est pas le cas de Facebook dont quasiment l'intégralité des revenus proviennent encore de cette activité... au-dessus de laquelle les nuages se sont pas mal amoncelés au cours des dernières années. Le lancement du programme ITP, qui bloque les cookies tiers au sein de Safari, a ainsi tué le réseau publicitaire Web mobile de Facebook, Audience Network. Et le déploiement d'IOS 14 inquiète les dirigeants du groupe car il va s'accompagner de changements, qui restreindront considérablement les capacités de ciblage (et donc de monétisation) de ses trois applications phares : Facebook, Instagram et Messenger. Les déboires de Criteo, ces trois dernières années, en sont la meilleure des preuves. Il est particulièrement dangereux d'être "mono-produit" quand on opère dans un univers aussi fluctuant que l'adtech, où les règles du jeu, souvent imposées par Apple et Google, peuvent changer du jour au lendemain.
Facebook doit donc évoluer et le rachat de Kustomer lui en donne l'opportunité, en complétant son business publicitaire par une activité lucrative : le marketing client (100 milliards de dollars d'investissements en 2020 selon Gartner). Son offre est constituée d'une suite de services en mode SaaS permettant aux entreprises de gérer l'ensemble de leurs actions CRM : emailing, SMS, push notification et messaging. La plateforme offre peu de possibilités de customisation, comme c'est le cas du géant du secteur Salesforce, et moins de connecteurs aux solutions du marché. Mais sa simplicité d'utilisation en fait l'outil idéal pour la cible numéro 1 de Kustomer, les TPE et PME. Inconnue en France, où elle n'a toujours pas de bureaux, la start-up réalise aujourd'hui l'essentiel de son chiffre d'affaires aux Etats-Unis. Ce dernier, qui s'est établi à près de 60 millions de dollars en 2019, est évidemment une goutte d'eau par rapport aux 70 milliards de dollars de revenus réalisés par Facebook la même année. Mais cela pourrait très vite changer…
L'immunité de Facebook au boycott des grands annonceurs l'a prouvé l'été dernier. La plateforme réalise, elle aussi, la grande majorité de son chiffre d'affaires chez les TPE et PME. Les synergies avec l'offre de Kustomer, qui pourraient permettre à Facebook de proposer une solution tout en un, au sein de laquelle l'entreprise gère ses achats publicitaires et ses actions CRM, en self-service, sont donc évidentes. "Facebook -Kustomer deviendrait une plateforme marketing multicanale idéale pour tous les chefs d'entreprises", résume Pierre Harand, le patron de fifty-five en France. Sous réserve que ces derniers acceptent de faire confiance à une plateforme qui serait fatalement juge et partie. Facebook pourrait, par exemple, en profiter pour inciter ses clients à basculer une partie de leurs budgets depuis les campagnes emailing qu'ils pilotent via Kustomer jusqu'à son inventaire display, prétextant que ces dernières sont plus efficaces.
Cette crainte à l'encontre d'une société qui est souvent épinglée pour l'inexactitude des statistiques de mesure qu'elle remonte aux annonceurs est loin d'être infondée. "Quelles qu'aient été les intentions de Facebook par le passé, les faits ne plaident pas en sa faveur", reconnait Pierre Harand. C'est la limite du modèle très opaque des walled garden. Il génère de la défiance. Les PME, qui n'ont pas vraiment d'autres alternatives, à part à se lancer dans des projets complexes et coûteux, pourraient toutefois passer outre. "Il n'y a à ce jour pas d'offre tout en un pour cette typologie d'acteurs", rappelle Pierre Harand. Les géants du secteur, Salesforce, Adobe ou Oracle, ont des offres qui s'adressent en priorité aux grandes entreprises. Le marché de la PME est beaucoup moins concurrentiel. "Il y a tout de même quelques solutions comme Zoho ou iAdvize… qui sont d'ailleurs des partenaires de Facebook", précise Guilhem Bodin, directeur associé chez Converteo. Des partenaires qui deviendraient d'office concurrents du duo Facebook-Kustomer et qui pourraient très vite en souffrir. "Facebook pourra pousser, via des publicités hyper ciblées, sa nouvelle solution CRM auprès de tous les chefs d'entreprise qui fréquentent ses réseaux sociaux", imagine Guilhem Bodin.
Le rachat de Kustomer va également permettre à la plateforme, riche de plus de 2 milliards d'utilisateurs, d'être encore plus omnisciente. Facebook va pouvoir en apprendre encore davantage sur les comportements des consommateurs et leur parcours de conversion via les données d'interactions (clics sur les emails envoyés, taux de transformation après réception d'un SMS…) que lui remontera Kustomer.
Des données dont Facebook pourrait profiter pour améliorer ses propres services… et inciter les utilisateurs à rester encore plus au sein de l'écosystème Facebook ? Guilhem Bodin est sceptique. "Autant Facebook pourrait en profiter pour rassurer sur les performances de Messenger par rapport à l'emailing, autant je doute qu'il en profite pour espionner des plateformes ou des canaux concurrents." Il ne faut donc pas s'attendre à voir la plateforme écraser la concurrence du jour au lendemain. Car la marche est encore haute à en croire Guilhem Bodin. "Kustomer n'est pour l'instant qu'un outil qui permet de structurer ses bases de données. On est loin d'une solution qui, comme Salesforce, indique à l'annonceur quelles personnes contacter pour tel message et à quel moment." On ne doute toutefois pas que Facebook, dont les algorithmes se chargent précisément de faire cela pour les campagnes display de ses annonceurs, saura faire monter en compétence sa jeune pousse, là-dessus.
Il faudra également que le géant américain continue à évangéliser le monde de l'entreprise à l'utilisation de WhatsApp et Instagram comme outils de relation client. Car hors des Etats-Unis, la révolution du CRM via la messagerie instantanée n'a pas (encore) eu lieu. "Tout le monde disait que l'email serait remplacé par les chatbots lorsque Facebook a lancé le mouvement en 2016", se souvient Pierre Harand. Cinq ans plus tard, la firme de Palo Alto a plutôt fait marche arrière. Déceptifs, les chatbots ont fait long feu et, à défaut d'IA, ils font plutôt aujourd'hui office de premier filtre avant qu'un humain ne prenne la main pour gérer les requêtes les plus complexes. Le CRM via la messagerie instantanée reste donc extrêmement coûteux et complexe à mettre en œuvre. "La dynamique de la messagerie instantanée crée une attente d'instantanéité dans la réponse que tous les marques ne peuvent pas satisfaire", explique Pierre Harand. Seul quelques géants issus de secteurs comme le voyage ou les télécoms, qui peuvent s'appuyer sur une armée de téléopérateurs, s'y astreignent désormais. Les autres préfèrent encore un canal asynchrone, comme l'email.
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